Depuis qu’il était à Stuttgart, les affaires de Semmelhug n’avançaient pas. Après une semaine, il avait fallu troquer l’hôtel Marquardt contre le Wörner, puis celui-ci quelques jours plus tard contre une petite chambre dans la Rosenbergstraße. Lorsqu’il se rendit compte qu’il en serait bientôt revenu au point où, voici cinq ans, il s’était retrouvé à la rue sans bagages en raison d’un excès de confiance dans sa bonne étoile, il compta le reste de ses liquidités en grinçant des dents : « Trente-cinq marks ! L’horreur ! »
Sachant pertinemment qu’un état aussi négatif n’était jamais propice à l’assainissement d’une situation misérable avec une idée de génie, Semmelhug se résigna à sortir dans la rue, comme pour s’ôter de son propre chemin.
D’humeur maussade, il arriva en sifflotant devant les marches étroites qui descendent de la Rosenbergstraße au cimetière Hoppenlau, dont les arbres et le silence pressenti à juste titre l’attiraient comme tous ceux qui n’ont rien de plus important à faire de leur personne.
Ainsi, Semmelhug déambula le long des chemins étroits et proprets de ce lieu solitaire, s’arrêtant de temps à autre devant une tombe, l’air absent. Après un quart d’heure, il remarqua qu’il lisait les inscriptions et, par la même occasion, qu’il venait de lire une épitaphe bien étrange. Il revint sur ses pas, se posta à nouveau devant la pierre tombale et grommela à voix haute : « Heinrich von Inten, né le 3 mars 1850 et mort le 10 mars 1911 de chagrin pour son fils perdu ».
Secouant la tête en ricanant, Semmelhug passa son chemin : sur ce plan-là, son père s’était beaucoup mieux dominé. Sans être d’humeur plus gaie qu’auparavant, il sortit peu après du cimetière et d’un pas lent, il arriva petit à petit du côté de la Königsstraße. L’ayant arpentée à plusieurs reprises, il fatigua. Quand le rythme de la vie est très réduit, on est bien plus enclin à se laisser guider par l’impulsion plutôt que par la réflexion. Ne faisant pas exception à cette règle, Semmelhug prit la décision, dans un accès spontané d’indifférence sarcastique, de déjeuner coûte que coûte au Wilhelmsbau.
Une heure plus tard, lorsqu’il se fut exécuté de manière opulente, Semmelhug, qui ne parvenait plus à échapper au retour des idées claires, se vit assailli par une humeur véritablement catastrophiste. Il lui apparut qu’il fallait absolument mettre de l’animation dans sa situation afin de provoquer un revirement heureux. Et, seul le diable savait pourquoi, l’étrange épitaphe du cimetière Hoppenlau lui traversa alors l’esprit, et il appela le serveur dans l’intention de faire bouger les choses.
Avec une arrogance difficile à surpasser, il demanda au garçon qui se tenait prudemment à ses côtés : « Vous connaissez la famille von Inten ?
– Von Inten ? Mais certainement. Une famille très distinguée. Un von Inten a été maire pendant quinze ans. Je crois qu’il est décédé il y a quelques années seulement.
– Correct, fit Semmelhug avec superbe. Il est enterré au cimetière Hoppenlau. Il a eu un fils qui a mal tourné. Le chagrin l’aura précipité dans la tombe.
– Monsieur est de Stuttgart ? » À cet instant, le serveur adopta une attitude plus confiante.
« Non. » Semmelhug fit tomber la cendre de son cigare avec une extrême tendresse pour prolonger une pause destinée à créer de la distance. « Mais je connaissais son fils. Je connaissais très bien le jeune von Inten… Je… » En vérité, il ne savait plus trop comment poursuivre son mensonge.
Flatté, le serveur sautilla d’un pied sur l’autre. « Monsieur désire peut-être en savoir un peu plus sur le vieux von Inten si je ne fais pas erreur… »
– Vous ne faites pas », assura Semmelhug plein de condescendance.
D’une nature romantique comme beaucoup de ses collègues, le serveur parut soudainement lutter avec une certaine présomption. « Si Monsieur voulait… je veux dire… se confier à moi… Je crois qu’une certaine ressemblance… »
Semmelhug hésita. Et réfléchit. Mais en vint rapidement à la conclusion que, même si le serveur n’avait pas fait qu’une simple tentative et qu’une ressemblance existait réellement, il ne fallait pas en profiter. « Je ne suis pas un von Inten. Mais j’ai été son meilleur ami. » La dernière phrase lui avait échappé sans qu’il sût comment.
« Été ? » Le visage du garçon se décomposa comme s’il avait subi une lourde perte personnelle.
Ce qui rassura Semmelhug et lui inspira un plan. « Oui, été. Il est mort à Séville dans la Calle San Forge. De la malaria. Juste en face de la fameuse usine céramique de Viuda e Comez. Et avant de mourir, il m’a demandé de venir ici afin de régler en son nom une certaine affaire de nature privée. Savez-vous si des membres de sa famille sont encore en vie ? »
Entièrement pénétré par le genre distingué de Semmelhug, le serveur ne pouvait, à son immense regret, rien affirmer de précis, mais revenait sans cesse à sa table après de petits déplacements pour converser pendant une demi-heure sur les versatilités de l’existence et les destinées humaines, avant de promettre sans y être invité d’en apprendre davantage pour le lendemain.
Le jour suivant vers midi, Semmelhug constata une importante métamorphose chez le serveur, comme s’il avait fait l’objet d’une promotion inespérée : toute son attitude transpirait un orgueil sans bornes et un zèle plein d’aplomb. Bref, après quelques minutes, Semmelhug fut présenté à trois messieurs âgées, qui avaient connu le vieux von Inten et son fils perdu ; ils étaient extraordinairement heureux de faire la connaissance de l’exécuteur testamentaire et meilleur ami du malheureux Hans von Inten.
Semmelhug fut convié à leur table et apprit au cours d’une beuverie très animée que Mme von Inten disposait avec sa fille unique Stella d’un élégant huit-pièces dans la Cannstatter Straße ; que la fortune léguée par son époux, sans doute non négligeable, était certainement encore intacte ; et que sa fille allait sûrement hériter de tout cela dans quelque temps. Avec beaucoup d’aisance, Semmelhug parvint à éviter les questions sur la vie et les activités du jeune von Inten qui lui furent adressées par intermittence, s’efforçant ostensiblement de préserver son secret et de rendre hommage à sa mémoire. Ainsi, il arriva que vers trois heures de l’après-midi, lorsqu’on attaqua la huitième bouteille de moselle, toute la tablée ne débordait pas seulement de louanges pour la fidèle amitié et la détermination masculine de Semmelhug, mais les invitations pleuvaient littéralement au moment où l’on finit par se quitter.
Les jours suivants, Semmelhug y donna suite dans l’intention de soutirer aux différentes épouses des détails sur la famille von Inten. Il y parvint avec une légèreté remarquable et un tel succès qu’en quittant finalement un après-midi l’appartement de Mme von Inten, il se vit déjà invité pour une tasse de thé le soir même.
Le déroulement de cette soirée déboucha pour Semmelhug sur une victoire aussi inespérée que totale : sans cesse émue jusqu’aux larmes par les récits sur un fils qu’elle chérissait toujours, Mme von Inten compensa ses effluves par des amabilités sans fin pour l’invité, et sa fille dont le cœur, après des fiançailles bien trop riches en désillusions avec un capitaine de cavalerie loqueteux, battait d’autant plus ardemment pour une figure masculine d’une plus grande noblesse, cherchait par l’emploi assidu de ses charmes incontestablement agréables à obtenir l’affection personnelle de Semmelhug. Comme celui-ci, avec sa prudence habituelle, n’avait absolument pas mentionné la mort de son ami, mais simplement une maladie grave désormais vaincue, tout en refusant, prétendument sur la ferme recommandation de Hans, de préciser le lieu où celui-ci se trouvait, ces dames pensaient pousser Semmelhug à la confidence en redoublant les marques de convivialité et d’affection. Ainsi, Semmelhug, qui dans un accès de profonde modestie gardait le silence sur sa propre personne, s’il ne parlait pas de lui comme d’un zéro face à la bravoure de son ami, passait une longue série de soirées très agréables chez Mme von Inten et se laissait sans cesse convaincre de rester encore quelques jours.
Mais un soir, lorsqu’il reparut pour le dîner, ces dames l’accueillirent dans un état de confusion extrême ; elle ne se retinrent qu’à grand peine d’éclater en sanglots. Il fallut pratiquement une demi-heure pour que la conversation, qui se fourvoyait dans les tournures les plus bizarres et ne cessait de tarir, finit par s’éclaircir.
« Mais comment est-ce donc possible », se lamenta Mme von Inten derrière son mouchoir en dentelle. « Vous nous avez bien dit que vous habitiez dans la Rosenbergstraße et que vous n’étiez pas noble. »
Mlle Stella fit violemment claquer les bouts de ses doigts. « Il doit avoir été calomnié. Si seulement on savait par qui. »
Semmelhug fut en proie à une pressentiment glauque. Son ventre se noua en silence.
« Mais qui donc est venu vous voir, chère madame ? »
– Deux messieurs.
– De la police ?
Mme von Inten acquiesça.
Bien que surpris par l’événement, Semmelhug estima que le plus malin était de ne pas se montrer étonné. « Ces messieurs vous auront certainement appris, commença-t-il avec une ironie pleine de dédain, que je serais un imposteur, m’appellerais von Semmelhug alors que je ne suis qu’un simple Semmelhug, me ferais passer pour l’exécuteur testamentaire de votre fils, qui n’est pas mort, pour procéder à des malversations, et que je me serais infiltré chez vous dans cette seule intention. N’est-ce pas, chère madame ? »
Avec un sourire, Mme von Inten leva ses yeux inondés de larmes. « Vous savez bien, cher monsieur Semmelhug, que Stella et moi vous faisons entièrement confiance, et nous ne vous prenons absolument pas pour un zéro. Ce que ces messieurs de la police nous ont dit à votre sujet prouve bien que vous ne nous avez jamais menti. C’est d’ailleurs ce que ces messieurs ont également affirmé et bien qu’ils s’en soient étonnés, ils nous ont assuré que c’était l’un de vos stratagèmes, car vous auriez passé trois semaines à Stuttgart avant de venir nous voir, et …
– L’hôtel Marquardt… – Semmelhug eut un rire narquois – … l’hôtel Wörner… la Rosenbergstraße… eh bien voilà une péripétie suspecte, qui ne correspond que trop au souhait de se rapprocher d’un homme faussement déclaré mort à la faveur d’une amitié étrangement douteuse. N’est-ce pas, chère madame ? »
Mme von Inten acquiesça encore, presque gaîment cette fois.
« Mais que vous, vous sachiez tout cela ? » Avec ses yeux de violette emplis de douleur, Stella parcourut erratiquement les traits de Semmelhug. « Comment est-ce possible ? » Elle avala avec succès un certain nombre de larmes.
« L’imagination engendre la solitude, chère mademoiselle. » Les pupilles de Semmelhug s’enflammèrent doucement. « Et la solitude forge l’imagination. »
Les épaules de Mlle Stella se soulevèrent avec allégresse. « Et pensez donc… que
cela n’ouvre pas les yeux de ces messieurs, voilà ce que je n’arrive pas à comprendre ! Ces messieurs nous ont dit que vous auriez raconté que mon frère serait mort de malaria à Séville, puis de la morsure d’un cobra à Syracuse, et puis encore de la fièvre jaune à Batum etc. Cela ne prouve pas que vous êtes un imposteur. Cela prouve au contraire qu’on vous calomnie. Car il n’y pas de malaria en Espagne ni de cobras en Sicile ni d’ailleurs de fièvre jaune à Batum. Pas vrai, maman ? »
Mme von Inten acquiesça prestement. « Et à nous, vous n’avez même pas dit où Hans se trouvait en vérité. »
Ému par une telle confiance, Semmelhug baissa silencieusement la tête.
Après un moment de tristesse harmonieuse, Mlle Stella fit bouger sa chaise. « Et que la police ne sache pas comment M. Semmelhug a passé ces dernières neuf années… je veux dire : de quoi il a vécu, cela prouve simplement que la police n’est pas futée. Et que M. Semmelhug voyage et qu’il attire également l’attention de la police ailleurs, cela prouve simplement que son aspect intéressant, ses habitudes de vie particulières et ses manières supérieures le font remarquer des idiots qui ne se préoccupent de lui que par jalousie et rancœur pour le calomnier et le dénoncer. » Submergée par une colère subite, elle se leva. « Quelle racaille !
– Stella ! », la sermonna Mme von Inten, le mouchoir en dentelle à nouveau devant ses lèvres.
Semmelhug sut à présent pourquoi ses affaires n’avaient pas avancé à Stuttgart ; qui avait été à l’origine de la promotion suspecte de ce serveur du Wilhelmsbau ; et pourquoi la tablée et les différentes épouses s’étaient littéralement surpassés en politesses : l’empreinte de la police ! La situation de Semmelhug n’était certes pas agréable, mais sa présence d’esprit lui permit immédiatement de reconnaître qu’elle n’était pas aussi désespérée qu’elle en avait l’air.
Semmelhug se leva lentement et dit d’une voix pleine de douce émotion : « Je vous remercie, mes très chères dames, de votre confiance qui m’honore, et de cette hospitalité si rare que vous m’avez accordé dans votre ravissante demeure. Je serai heureux de rapporter à Hans les meilleures nouvelles de sa mère si aimable et de sa charmante sœur. Et j’espère réussir à le convaincre de réintégrer le domicile familial. Je regrette simplement que des raisons personnelles m’empêchent de me rendre directement chez lui. Mais je puis vous promettre, chère, très chère madame, que vous aurez de mes et de ses nouvelles d’ici quatre mois environ. »
Le soir suivant, Semmelhug quitta Stuttgart avec trois mille marks en poche puisque Mme von Inten avait su le convaincre, après maintes suppliques, de se rendre directement chez son fils. Le filet au-dessus de sa tête recelait un arrangement de violettes du meilleur goût et une délicieuse bonbonnière, où reposait une petite lettre mauve. Après l’avoir lue, Semmelhug regretta au plus haut point de ne pas connaître le frère de l’épistolière et de n’être ici qu’un zéro.
Mais il n’avait pas le temps de s’adonner à ce genre de méditations mélancoliques. Il fallait qu’il libérât son cerveau en vue du moment qui le placerait devant la tâche ardue de surmonter astucieusement les difficultés que la police ne manquerait pas de lui créer par la suite.
Traduit de l’allemand par Stefan Kaempfer
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Lien sur la version originale > Das Zéro <
Lire aussi : Walter Serner – L’assaut sur la villa
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Notice

Walter Seligmann, né le 15 janvier 1889 à Karlovy Vary (Karlsbad) en Bohême (faisant partie jusqu’en 1918 de la « Double monarchie austro-hongroise »), est un écrivain de langue allemande. D’origine juive, il se convertit au catholicisme en 1909 et prend le nom de Walter Serner. En 1913 il passe son doctorat en droit à l’Université de Greifswald sur « la responsabilité du donateur » (Haftung des Schenkers…) en cas de vice de l’objet offert (en 2013, Andreas Mosbacher, juriste et président de la Société Walter Serner, montre qu’il s’agit d’un plagiat à 80% d’une thèse au titre similaire, parue à Leipzig en 1909 !). – En mars 1918, il publie les premiers extraits du manifeste Dernier relâchement, manifeste dada (Letzte Lockerung, Manifest dada) du groupe dada de Zurich (où il avait fui depuis son domicile berlinois pour échapper à une condamnation parce qu’il avait aidé un ami à déserter et utilisé à cet effet son titre de docteur pour une fausse attestation médicale). Fin 1920, il se brouille avec Tristan Tzara et quitte le mouvement dada. Dans la foulée, il publie aux éditions Paul Steegemann son manifeste complet et le premier tome de ses récits policiers d’une originalité remarquable, qui lui vaudront les surnoms de « Maupassant du crime » ou de « Choderlos de Laclos des bas-fonds » : il y fait preuve d’un don d’observation prodigieux, pratiqué à la faveur de nombreux voyages dans les capitales européennes où il décrit à merveille le demi-monde des filles vénales, souteneurs et imposteurs, petits gangsters, artistes de la vie et cocaïnomanes. D’autres recueils de nouvelles de la même veine et un roman (Die Tigerin – La tigresse, 1925) suivront chez le même éditeur, les couvertures d’une édition en sept volumes seront dessinées par son ami, le peintre Christian Schad (1894-1982). À partir de 1927, Walter Serner cesse ses activités littéraires. En 1938, il épouse Dorothea Herz, son amie berlinoise de longue date ; le couple s’établit à Prague et entreprend dès 1939, au moment de l’invasion allemande,
des démarches – restées infructueuses – pour émigrer à Shanghai. Travaillant ensuite comme professeur de langue dans le ghetto pragois, il est déporté le 10 août 1942 au camp de Theresienstadt, puis le 20 août à Riga où il est assassiné – sans doute le 23 août 1942 – dans la forêt de Bikernieki avec sa femme Dorothea et les autres 998 personnes du transport Bb N°803/4.

Attestation du dernier voyage de Walter Serner
(Prague, Theresienstadt, Riga, 10/20 août 1942)
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