C’est la Mort qui console, hélas ! et qui fait vivre ;
C’est le but de la vie, et c’est le seul espoir
Qui, comme un élixir, nous monte et nous enivre,
Et nous donne le cœur de marcher jusqu’au soir ;
À travers la tempête, et la neige, et le givre,
C’est la clarté vibrante à notre horizon noir ;
C’est l’auberge fameuse inscrite sur le livre,
Où l’on pourra manger, et dormir, et s’asseoir ;
C’est un Ange qui tient dans ses doigts magnétiques
Le sommeil et le don des rêves extatiques,
Et qui refait le lit des gens pauvres et nus ;
C’est la gloire des Dieux, c’est le grenier mystique
C’est la bourse du pauvre et sa patrie antique,
C’est le portique ouvert sur les Cieux inconnus !
Charles Baudelaire – La Mort des Pauvres
I
Pleine, la nuit s’accrochait aux arbres de l’allée et gouttait sur ses épaules lorsque Tobias passait sous le murmure des branches. Il allait et venait, montait et descendait l’allée depuis bientôt deux heures.
L’horloge normale (fantôme d’airain au carrefour des rues) indiqua déjà dix heures et demie. Dans cette soirée d’été mourante, qui s’épanchait en d’innombrables encrages délicats derrière la carcasse gigantesque de la cathédrale du Souvenir d’un gris éternel, Tobias s’était mis en mouvement – saisi par cette sourde inquiétude qui revenait sans cesse et le torturait d’autant plus qu’il tentait d’y échapper ou de l’anesthésier dans le tintamarre du café tumultueux, cette salle misérable aux fauteuils de velours rouge où s’affichaient les grimaces narquoises des clients flegmatiques, qui y menaient une vie irréelle – une existence tout en décalcomanies polychromes, rappelant celles que l’on offre aux enfants. Comme si souvent, il s’y était à nouveau réfugié devant la liquéfaction du soleil d’été, qui dégoulinait doucement sur le ciel proche, alors que son inquiétude menaçait de culminer dans la folie.
L’inquiétude était toujours gagnante ; lorsqu’elle l’envahissait, elle parvenait à rendre haïssables tous les lieux – sa chambre meublée et le café, les grands espaces des rues et des places. Effrayé, il était parti lorsque le soir bleu (sombre flux) avait déjà cessé de se déverser sur les têtes des passants. Et la nuit était tombée. Rayonnant, l’asphalte scintilla lorsqu’une automobile vrombissante dépassa Tobias à vive allure. Une douce musique en provenance des terrasses de café se répandit aux alentours. Des bribes de conversation furent emportées sans qu’il les entendît. Il assista au défilé incessant de ces dames distinguées tout en couleurs et de ces messieurs discrets, à la circulation continuelle des équipages riants et des voitures, au chant du soir, gaîment mélancolique, de la grande ville ténébreuse, qui savait vivre à sa façon.
… Et lui ? Savait-il vivre ? Mais comment vivait-il donc ?
Ébloui, il se tenait aux abords d’une place, et une fontaine de lumière et de sons tourbillonnait tout autour de lui. Ses pensées furent brèves, saccadées.
Sûrement pas une vie de ce genre, faite d’apparences à l’image de ces parures colorées, ces autos rayonnantes, ces masques rieurs, qui passaient à côté de lui. Mais comment vivait-il ? Comment donc : se lever le matin à dix ou onze heures, parfois à midi ; se lever avec un profond dégoût pour sa chambre, ses livres, ses vêtements, sa propre personne ? Le constat quotidien d’être sans argent et ces spéculations sur les moyens d’en obtenir : par la grâce de quelles connaissances ou de quels inconnus ? Et, dès le matin, cette faim quotidienne si méprisable. La résistance quotidienne opposée à la vieille logeuse qui réclamait son loyer. Et puis le départ frustré de cette maison aussi répugnante que la longue rue dans laquelle elle se trouvait qui, comble d’ironie, portait le nom d’un illustre philosophe dont, jadis, il avait lu les œuvres et qui lui apparaissait comme un père brandissant une béquille en guise de menace. Et cette mauvaise conscience avec laquelle il quémandait de l’argent, au café ou planté devant les fauteuils des rédacteurs qui, étonnés, lui envoyaient de la fumée de cigare dans la figure puis, moroses, se débarrassaient de lui. Cette vacuité du cerveau, ce ressentiment dégoûtant qui l’habitait : il en devenait injuste envers tous ces gens aux costumes convenables, aux mines réjouies et au pas tranquille. Et puis : – puis vint la grande malédiction, la soirée l’accaparait, apportant cette inquiétude diabolique, qui le faisait tournoyer sur lui-même comme une toupille. Les petits oiseaux sifflaient – et il fut inexorablement confronté à son destin, qui se dressait face à lui pour lui montrer d’une main puissante le chemin : Vas-y !
Et il y allait. Il y allait tous les jours, avant-hier et hier et aujourd’hui, sans pouvoir s’enfuir. La mort viendrait plus tard, peut-être simplement en passant, en espérant qu’elle serait le fruit du hasard. Il y allait donc. Et voilà : c’était l’endroit exact ! Oui, comme toujours, il s’était arrêté à l’endroit exact.
« Pharmacie, sonnette de nuit ». Et voilà : sonner et attendre.
La lumière s’alluma, la trappe s’ouvrit, la tête chauve du pharmacien parut.
« Docteur …
– Encore vous ? … Vous n’auriez pas pu venir plus tôt ?
– Veuillez m’excuser, j’avais … »
Mais la calvitie avait déjà disparu.
Oui, qu’avait-il ? Il avait lutté, comme tous les soirs, et il avait perdu, comme toujours. Un grand haussement d’épaules adressé au monde entier !
Le pharmacien fut de retour : « Trois marks cinquante.
– Je n’ai pas autant d’argent, murmura Tobias.
– Bon, dit le pharmacien, je vais le marquer encore une fois, mais attention, si vous ne payez pas : vous savez bien !
– Merci, chuchota Tobias, et bonsoir. »
Plus d’ergotages et de pensées, plus de soucis et de questions puisqu’il tenait l’éternel poison dans ses mains, jointes autour du petit flacon hexagonal comme pour la prière. À présent, la vie, c’était lui, et son cœur battait plus fort que le monde !
Au café, dans les toilettes, il s’administra trois injections à la suite, referma soigneusement le flacon et la seringue, puis rangea le tout dans la poche de son pantalon.
À présent, il se sentit libre et léger, enjoué comme un jeune dieu ! Triomphant, il entra au café et sourit aux jeunes femmes, eut un froncement de nez pour les gentilshommes élégants. Un seul geste et, tel Icare, l’éphèbe divin, il flotterait au plafond en souriant, glisserait sur le baldaquin de la terrasse et monterait tourner autour des étoiles crépitantes.
Traduit de l’allemand par Stefan Kaempfer
Notice
Walter Rheiner, de son vrai nom Walter Heinrich Schnorrenberg, né en 1895 à Cologne et mort en 1925 à Berlin, est un écrivain expressionniste de langue allemande. – Il suit une formation commerciale qui ne le satisfait pas et commence à écrire dès l’âge de seize ans. – Pour tenter d’échapper au service militaire en 1914, il s’adonne aux stupéfiants. Sans succès, car il est envoyé au front russe. Libéré en 1917, il s’installe à Berlin, se marie et devient le père d’une petite fille. – Manquant sans cesse d’argent, il passe son temps au Romanisches Café, où il fréquente des auteurs de renom comme Däubler, Friedlaender, Claire et Iwan Goll, Hasenclever, Lasker-Schüler, Loerke, Meidner et Schickele. Il est amicalement lié au peintre Conrad Felixmüller et écrit quelques articles pour la revue expressionniste Die Aktion (comme d’ailleurs Walter Serner). – Entre 1918 et 1921, il réside surtout à Dresde où il est l’un des chefs de file du Groupe 1917. Il travaille pour la revue Menschen et trouve en Heinar Schilling un éditeur prêt à publier ses livres : sept titres paraissent durant cette période. – Sa femme et sa fille l’ayant quitté, la dernière période de sa vie est marquée par l’addiction accrue aux drogues. Le 12 juin 1925, il décide d’y mettre fin avec une surdose de morphine dans son logis de fortune de la Kantstraße à Berlin-Charlottenburg. Sa tombe se trouve au Kaiser-Wilhelm-Gedächtnis-Friedhof de Berlin-Westend (vidéo)
Il a écrit quelque 80 poèmes, la nouvelle Cocaïne et des pièces en prose autour de thèmes comme la grande ville, la nuit, la solitude et l’addiction.
Source : wikipedia allemand
Conrad Felixmüller – La mort du poète Walter Rheiner
Lien sur la version originale > Kokain