Hans Magnus Enzensberger / Le terrorisme de la réclame

[Prière de consulter la note du traducteur et le copyright à la fin du texte]

Le terrorisme de la réclame
par
Hans Magnus Enzensberger

Elle a toujours fait du bruit. Aujourd’hui encore, on peut entendre sur certaines places la voix du bonimenteur. Elle dérange, mais elle est inoffensive. Lorsque la révolution industrielle fit prospérer la consommation de masse, la réclame s’affranchit de la force pulmonaire des artisans et des harangères. Elle passa à la production manufacturée. Mais le média de la réclame n’a jamais pu se départir entièrement de sa réputation douteuse. Dans la soi-disant bonne société, on a longtemps considéré qu’il était vulgaire de faire sa propre promotion ou celle de ses produits. Que la branche se rebaptise publicité, parce que ce mot [Werbung] sonne mieux avec son érotisme sous-jacent, n’a pas amélioré sa réputation. De nos jours, on marque « communication d’entreprise » sur les cartes de visite. Cela n’a rien arrangé non plus. Et lorsqu’un graphiste s’arroge le titre de directeur artistique, il passe peut-être à un échelon salarial supérieur, mais tout le monde continue à le prendre pour un frimeur.

Malgré tout, la réclame a pu conserver une certaine innocence jusqu’à la Première guerre mondiale. Les colonnes Morris, les cartes de cigarettes et les albums de collection rappellent ses années de puberté. Aujourd’hui encore, certains esprits moins snobs participent à des loteries et des jeux concours, échangent des bons de fidélité, comparent les réductions et les offres à prix cassés. Avec une telle bonhomie, comment peut-on parler du terrorisme de la réclame ? Ne va-t-on pas chercher trop loin ? Et d’ailleurs, quel rapport y aurait-il entre le tam-tam des bonimenteurs et la politique ?

Même si la clientèle docile se plaît à l’ignorer, il ne fait pas de doute que la politique s’est emparée très tôt de la réclame, et vice-versa. Au plus tard depuis les années vingt, elle est devenue une puissance politique. Les partis se sont établis à la manière de marques déposées et se battent moins avec des arguments qu’avec force logos, slogans, couleurs et symboles pour conquérir des parts de marché.

Au cours des années de crise et de guerre civile qui ont suivi la Première guerre mondiale, la propagande a pris des proportions effrayantes. Aucune dictature de ce siècle n’aurait pu se passer de la « créativité » des talentueux spécialistes de la réclame. Ce sont eux qui, sans cesse, ont pondu les formules les plus efficaces, lorsqu’il s’agissait de harcèlement antisémite, d’Agitprop, de procès-spectacle, de préparatifs de guerre et de culte de la personnalité.

Pour beaucoup de complices des dictatures déchues, ce fut un coup dur lorsque la paix éclata après 1945 dans certaines parties du monde. Tout d’un coup, on ne pouvait plus monnayer des slogans comme « Un Peuple, un Reich, un Führer » et des congrès du parti mis en scène façon Riefenstahl. Lorsqu’en 1989, on n’assistait pas seulement à la chute d’un mur et à la disparition de banderoles proclamant que l’Union Soviétique enseignait la victoire, les valeureux spécialistes de l’Agitprop ont dû chercher de nouveaux champs d’activité. Puisque leur qualification englobe la flexibilité, ils n’ont éprouvé aucune difficulté à s’installer tout aussi confortablement dans l’armistice de la Guerre Froide que dans le boom occidental de l’après-guerre qui avait précédé.

Le besoin de tels spécialistes n’était pas nouveau. Il était en forte augmentation depuis l’essor des médias de masse. Balzac et Zola savaient déjà que la presse ne pouvait survivre par la seule vente des journaux. Au début, les médias imprimés faisaient de gros bénéfices avec les apports croissants de la réclame. Les agences fleurissaient à mesure que le tirage des magazines, illustrés, tabloïds augmentait. Quand la radio et la télévision sont devenus des médias de masse, elles ont conclu une alliance étroite avec la « Madison Avenue » en Amérique. Les films et les émissions d’information étaient interrompus et allongés d’office par les blocs de réclame. Au cours des années cinquante, cette pratique célébrée dans la série « Mad Men » entama sa marche triomphale à travers le monde entier.

Jusqu’ici, ses conséquences politiques et socio-psychologiques n’ont pas été étudiées en profondeur. C’est dû à l’armée de conseillers universitaires, sociologues et analystes de marché, qui s’est mise au service des industries prestigieuses. Au sein d’une économie de l’attention, la démystification est le dernier des soucis. On se bat pour privatiser l’espace public et ponctionner le temps de vie de la population. La réclame a atteint ces objectifs-là.

Elle a saccagé l’habitat urbain avec des enseignes lumineuses, des panneaux et des affiches. Aucun coureur automobile n’est plus autorisé à gagner la piste, aucun sportif ne peut plus entrer dans l’arène sans se barbouiller de haut en bas avec les insignes de la réclame. Partout, les routes, les gares et les abris sont encombrés de paravents sur lesquels un quelconque « sponsor » cherche à fourguer quelque chose.

Avec une intensité similaire, la réclame pénètre dans l’espace privé des gens pour leur dérober un maximum de ce temps qui leur est imparti. Actuellement, plus personne ne peut entrer dans un cinéma sans être importuné par le braillement de la réclame. Et un autre média traditionnel, le téléphone, a été colonisé voici des dizaines d’années déjà par les entreprises de marketing et autres voleurs d’attention. Avec ses prospectus, « newsletters » et journaux gratuits, les déchets publicitaires constituent la plus grande part du trafic postal. Leur élimination nécessite le service d’énormes installations d’incinération.

On s’explique difficilement la patience avec laquelle l’humanité se prête à ces abus. La résistance a été plutôt timide : Pas de publicité ! C’est ce qui est marqué sur beaucoup de boîtes à lettres, une requête évidemment ignorée par les distributeurs de déchets sous-payés, qui doivent remplir leurs quotas. Aucune protection n’est à attendre des institutions de l’État. Le puissant lobby de la réclame y veille.

Or, tout cela fait déjà partie d’un stade de l’évolution technique qui paraît aujourd’hui obsolète. Car le pouvoir politique de la réclame a augmenté ces trois ou quatre dernières décennies dans des proportions sans équivalent historique. Cela a été rendu possible par l’invention de l’ordinateur et la mise en place d’Internet.

Depuis, de nouveaux consortiums mondiaux sont nés, dont les valeurs boursières déclassent les vieux monstres de l’industrie lourde et du capital financier. Tout le monde fait partie de leurs clients, tout le monde connaît leurs noms : Google, Facebook, Yahoo & Co. Leur principe de base consiste à ne générer aucun contenu par eux-mêmes. Ils laissent ce travail tantôt à d’autres médias, tantôt aux « utilisateurs », qui leur fournissent gratuitement des informations ou des détails sur leur vie privée. Ces consortiums meurent s’ils ne font pas de publicité. C’est là leur produit principal, tout le reste n’est que savon. Et pour ce faire, tous les moyens sont bons. Il n’existe pas de moteurs de recherche neutres. Les actualisations sont manipulées, les conseils d’achat falsifiés d’office, les enfants aguichés par les jeux de hasard et rééduqués en clients.

Certes, des géants du commerce comme Amazon doivent toujours se coltiner l’expédition de biens matériels, et des consortiums comme Microsoft ou Apple vivent encore de la vente de leurs logiciels et de leur matériel. Mais qui entend acquérir et gérer des milliards de clients, doit collecter et explorer leurs données personnelles avec la plus grande exhaustivité possible. C’est ce que permettent des méthodes mathématiques d’enregistrement, de filtrage et de recombinaison, qui sont largement supérieures aux techniques de domination des polices secrètes, de la Gestapo, du KGB et de la Stasi.

Ainsi, la réclame a atteint une nouvelle dimension politique. Car les consortiums américains qui dominent Internet sont les alliés de « l’État profond ». Leur relation aux services secrets repose sur de solides intérêts communs. On coopère ; les deux parties ont besoin de toutes les informations disponibles pour contrôler la population. On est d’accord sur le fait que les droits fondamentaux, telles qu’ils sont garantis par la plupart des Constitutions, ne sont que des résidus des temps passés. On ne peut que remercier l’un des acteurs les plus puissants, le fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg, d’exprimer ouvertement la conviction selon laquelle l’époque de la sphère privée est révolue.

Alors que la politique européenne fait l’innocente ou l’hypocrite, il apparaît que les opposants les plus efficaces de « l’État profond » viennent justement des États-Unis. Ce sont les lanceurs d’alerte taxés de traîtres comme Mr. Ellsberg, Mr. Drake, Mr. Brown, Mr. [Mrs.] Manning et Mr. Snowden, qui restent fidèles à la Constitution de leur pays.

Il est difficile de déterminer en détail qui, en matière de surveillance et de contrôle, a le bras le plus long. S’agit-il des soi-disant « services » d’État, qui se sont émancipés de tout contrôle démocratique ? Il est vrai que leur père fondateur J. Edgar Hoover, le patron du FBI, avait déjà réussi à intimider des présidents avec ses dossiers. Aujourd’hui, les chefs de gouvernement impuissants regardent faire des services monstrueux qui se comportent en maîtres.

Dès lors, est-ce que les institutions, qui se cachent derrière des acronymes comme NSA, GCHQ, CSIS, NZSIS, DGSE et BND, ont la voix au chapitre ou sont-ce plutôt leurs complices, les consortiums d’internet, qui dominent le trafic des données à l’échelle mondiale ? Ce partenariat forme un univers politique parallèle où la démocratie n’a plus cours.

Dans cette association, il y a encore un troisième participant : la criminalité organisée. Là non plus, il n’est pas toujours évident de reconnaître à qui l’on a affaire. Bien sûr, tout « utilisateur » sait que des syndicats internationaux naviguent sur la Toile pour voler des données, semer des spams, des attaques phishing, des virus et des troyens, de blanchir l’argent de la drogue, de faire le commerce des armes et de profiter ainsi des gains opportunistes offerts par le flux des données. Mais les frontières entre les affaires civiles et militaires, entre l’espionnage et les cellules terroristes sont floues, parce que tous les participants utilisent les mêmes méthodes et recrutent leurs informaticiens, hackers et cryptographes au sein du même réservoir de talents.

Ceci est valable pour un autre acteur du jeu sur la Toile. C’est de loin le plus petit. Il tient le rôle de trouble-fête. Puisque la guérilla du Web opère anonymement et renonce aux formes d’organisation hiérarchisée, elle est difficile à saisir. Cette forme avancée de résistance civile pourrait encore tenir en réserve certaines surprises désagréables pour les services secrets.

La beauté de ce régime post-démocratique, dans lequel nous vivons, tient à son caractère silencieux. Les rôles de gardien et de délateur ont été repris par des millions de caméras de surveillance et de téléphones mobiles. Dans des pays comme la Grande-Bretagne ou l’Allemagne, très peu de gens doivent craindre d’être kidnappés sans jugement, déportés, enfermés dans un camp de concentration ou assassinés par un drone.

Pour le plus grand nombre, c’est très agréable. Faut-il donc considérer comme un progrès historique la découverte que la surveillance totale de la population est possible par des moyens relativement peu violents et sanglants ? Cet état de fait est garanti par la domination des services et leur alliance avec la réclame. Or, quiconque se résigne à s’accommoder de ce régime le fait à ses propres risques et périls.

 

Traduit de l’allemand par Stefan Kaempfer

© H.M. Enzensberger / Der Spiegel pour la version originale

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Note du traducteur. – La version originale de cet article est parue début août 2013 dans les colonnes du Spiegel [32/2013] et elle est toujours en accès libre sur le site de l’hebdomadaire d’information [Vom Terror der Reklame]. – A la date du 27 octobre, le quotidien Le Monde, a publié une version française sous le titre Le terrorisme publicitaire qui n’est pas librement accessible. Pour un certain nombre de raisons, il m’a paru nécessaire de proposer ici-même une nouvelle version de ce texte important. Elle sera soumise à l’appréciation de l’auteur qui décidera si elle peut rester en ligne sur ce blog. – Réalisée fin 2013, cette traduction a été revue fin 2019.

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enzensberger
Hans Magnus Enzensberger (*1929), poète, essayiste, éditeur
(photo dpa/die welt)

Lien sur > l’article de Wikipédia consacré à Hans Magnus Enzensberger

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